Il faut vouloir vouloir ...

  

Gunter Dueck est philosophe et mathématicien allemand. Il nous présente les bouleversements que connait le monde du travail et nous invite - avec courtoisie, mais fermeté - à nous remettre en question. 
Interview: Gaby Jefferies
25.06.2023

Comment notre vie change-t-elle? 
Les changements que nous percevons aujourd'hui – changement climatique, voitures autonomes, numérisation, intelligence artificielle, etc. – vont se poursuivre, même si de plus en plus de gens s'y opposent. Perdrons-nous des emplois? Devrons-nous sacrifier une partie de notre prospérité? L'IA nous menace-t-elle? Dans le nord de l'Allemagne, l'immobilier est encore bon marché, mais la rénovation des toits avec une installation solaire, coûte presque plus cher que l'immobilier lui-même. J'ai le sentiment que tout cela a provoqué un grand découragement que notre gouvernement n'arrive pas à enrayer. Les aspects positifs de ce changement ne sont pas perçus.

Par exemple, les voitures autonomes permettent aux personnes âgées d'avoir une vie bien meilleure, elles conduisent les touristes à la plage, le garage peut alors être utilisé différemment. Mais non! On se dit au secours, que va-t-il arriver à l'industrie automobile et aux parkings? Nous nous plaignons sans nous décider, nous attendons de voir ce qui vient d'Extrême-Orient et nous n'en voulons pas non plus. 

 

Quelles en sont les répercussions sur notre travail? 
Il y a un bouleversement: des emplois disparaissent et, en même temps, de nouveaux sont créés. Rappelons-nous qu'auparavant, 40 % des emplois étaient dans l'agriculture, aujourd'hui, moins de 2 %. En même temps, de nouveaux secteurs économiques sont apparus: l'industrie automobile, la construction d'autoroutes et le tourisme ont créé tellement de postes qu'on a dû embaucher des travailleurs immigrés. Personne ne s'en est plaint. Lors de cette période du «miracle économique», la transition était plus forte qu'aujourd'hui, mais les gens étaient prêts à changer de profession. À l'époque, on ne craignait pas de déchoir à cause d'un changement de profession, comme c'est le cas aujourd'hui. Malheureusement, il y a aussi des raisons à cela, parce que les employeurs ne pensent plus autant à nous humains, lorsqu'ils abordent ce tournant.  

 

Quel est votre conseil pour être plus positif envers les changements? 
Nous devrions avoir une vision globale positive et regarder l'avenir avec confiance. Il est terrible de voir les constructeurs automobiles regarder la Chine avec méfiance ou la télévision publique essayer de copier Netflix. Sur nos visages, on peut lire «rabat-joie!». Nous avons besoin d'une vision d'avenir qui nous soit propre. Les objectifs climatiques à l'horizon 2030 ou la numérisation de l'administration ne sont pas des perspectives positives, mais bien des devoirs nécessaires.  

 

Quelles sont les compétences qui seront nécessaires pour relever les défis à venir? 
Regardez ce que l'avenir nous réserve: IA, IT, technologies énergétiques, technologies de la santé. D'une façon générale, l'IA pourra bientôt accomplir toutes les tâches d'un employé modérément compétent. Il faudrait en tenir compte! Pourtant nous détournons le regard, tout comme le font les grandes entreprises. Sur Twitter, on se moque à nouveau tous les deux mois de Matthias Müller, alors directeur de VW, qui s'exprimait en 2017 sur l'avenir de l'industrie automobile: «Il y a des entreprises qui vendent difficilement 80'000 voitures par an. Volkswagen en vend 11 millions par an. [...] Volkswagen réalise un bénéfice annuel de 13 à 14 milliards d'euros. [...] Tesla gaspille un montant à trois chiffres de millions par trimestre» (bénéfice de Tesla 2022: 12,6 milliards de dollars). Il s'agit d'une grave erreur d'appréciation. 

 

La numérisation nous apporte-t-elle les innovations souhaitées? 
La numérisation est vraiment utile lorsqu'elle agit de manière transversale – tout comme ChatGPT est si performant parce qu'il a accès à toutes les ressources d'Internet. Se limiter à des postes isolés n'apporte pas grand-chose. Pour réaliser un grand coup, la volonté fait essentiellement défaut. Autrefois, on disait: «Numériser l'administration publique est une obligation, car les baby-boomers partiront à la retraite. Nous devons le faire, sinon nous n'arriverons pas à effectuer le travail!» Aujourd'hui, en revanche: «Nous n'arrivons pas à faire le travail, il nous faut plus de fonctionnaires!» Je veux dire par là qu'il n'y a pas de volonté, même si tous les jeunes de 15 ans et beaucoup d'autres ont carrément honte de notre statut numérique. Nous avons besoin de plates-formes transversales, pas de solutions isolées comme la carte d'identité numérique, avec laquelle on ne peut rien faire. Pour trouver la bonne solution, nous devons penser à la manière dont nous voulons vivre dans dix ou quinze ans. 

 

Dans quelle direction devons-nous aller pour être bien préparés à affronter les défis de l'avenir?  
Nous devons envisager un avenir raisonnablement interconnecté et l'atteindre ensemble. La construction pourra bénéficier du numérique si elle se numérise entièrement de sorte qu'une fois l'ouvrage construit (avec un temps plus court), le maître d'ouvrage dispose lui aussi «pour toujours» de toutes les informations nécessaires (plans, certificats, informations sur les matériaux utilisés, etc.) pour le gérer pendant toute sa durée de vie. Les connaissances de base font même défaut dans le système éducatif: des études récentes montrent que près de 30 % des enfants ne savent pas lire, écrire ou calculer correctement à la fin de la quatrième année scolaire. J'affirme que la sélection n'a pas lieu à l'université, mais dans les années d'école primaire ou maternelle. Et cela nous ne pouvons pas nous le permettre. Il faudrait explorer de nouvelles voies: par exemple, chaque baby-boomer à la retraite pourrait parrainer un élève en lui fournissant du soutien scolaire!  

 

La pénurie de main-d'œuvre qualifiée est déjà un sujet de préoccupation dans de nombreux secteurs. Auriez-vous une idée pour y remédier?
Proposer d'excellentes conditions de travail et une bonne rémunération. Offrir des tâches passionnantes, des possibilités de formation continue ou de coaching, faire appel à des mentors qui transmettent leurs connaissances aux jeunes collaborateurs, ... 

 

Chez IBM, vous vous êtes notamment occupé du changement de culture. À quoi doit ressembler la culture d'entreprise pour qu'une entreprise réussisse sa transformation numérique? 
Les entreprises devraient se demander quelle est la «meilleure» culture. Autrefois, les entreprises étaient dirigées par des juristes et des ingénieurs: corrects, inventifs, calmes, capables d'accumuler des forces. Ils ont été remplacés par des managers en économie d'entreprise: optimisant, économisant, efficaces, qui se sont débarrassés de tout ce qui n'était pas nécessaire à l'entreprise. L'énergie et l'ouverture d'esprit manquent désormais pour un nouveau tour de force. Est-il temps de «changer son fusil d'épaule»? Nous avons à nouveau besoin d'entrepreneurs au sommet de la hiérarchie. Un tel changement de culture est terriblement douloureux. Le pire, c'est que la marge de manœuvre des actionnaires dépend également de la gestion d'entreprise.  

 

Dans l'un de vos livres, il est question de «l'imbécillité collective». Qu'entendez-vous par là?  
Je montre quelques exemples d'erreurs que commettent les gens intelligents lorsqu'ils sont en groupe: les statistiques sont mal interprétées; les règles qui étaient bonnes par le passé sont appliquées de manière compulsive, les présentations élaborées lors de séances de groupe sont paralysantes et inefficaces. Est-ce qu'un individu ne peut pas venir avec une ébauche de projet avant la réunion? Ensuite, on se contente de présenter, mais on n'échange plus («veuillez-vous mettre en mode silencieux»). Les recruteurs engagent peu de gens qui développent une nouvelle culture d'entreprise, ils ne connaissent d'ailleurs trop souvent qu'une seule culture d'entreprise: celle qui est en place. On ne sait pas ce qu'est un bon collaborateur, les entreprises répondent beaucoup trop tard aux candidatures; les bons candidats sont déjà partis et les mauvais savent entre-temps combien ils peuvent demander, etc. Les maths disent: ne planifiez jamais plus de 85% du temps - mais les entreprises veulent 100%. A 100 %, aucun problème ne peut être réglé, il y a en effet une charge supplémentaire, un manager spécialisé dans les excuses, des reports de projets, des ennuis avec les clients, etc. Ce que je veux dire, c'est que les problèmes de surcharge de travail génèrent du travail qui est lui-même dû à la surcharge! La charge de travail passe donc à 105 %, puis à 110 %, la semaine de 60 heures, burn-out. A l'aide d'une loi mathématique naturelle, j'explique les conséquences de la surcharge de travail et présente la solution: ne planifier que 85 % du temps. J'explique également la dangereuse erreur qui consiste à prendre une partie des observations comme étant la cause fondamentale. «Des études montrent que les entreprises ont plus de succès lorsqu'elles ont des fleurs à la réception.» Le manager: «Je veux des fleurs!» Il confond la cause fondamentale avec l'effet concomitant.  

 

Que peut faire une entreprise pour utiliser ces connaissances?  
J'ai démontré les erreurs! Evitez-les. Malheureusement, de nombreux conseillers vendent un phénomène concomitant comme cause fondamentale. «Les entreprises avec des voitures de fonction ostentatoires sont plus rentables! Achetez des voitures de fonction plus chères!» Cette recherche d'«erreurs» faciles à corriger mène plutôt à la ruine. J'aime l'idée d'un jeune de 15 ans qui en se promenant une fois, commente tout avec compassion et authenticité.  

 

Quel est l'impact de ces changements rapides sur le secteur de la construction? 
Il y aura un besoin de plus de standardisation. Les grands projets doivent être menés à bien dans les délais et dans le budget imparti. C'est particulièrement vrai en Allemagne - où les processus politiques doivent également changer. Les travaux supplémentaires doivent être évités.

 

Comment la transformation numérique peut-elle devenir une véritable valeur ajoutée? 
Cela ne peut se faire que par l'intégration des différentes parties dans un tout. Cela devrait être confié à des organisations centrales capables de le faire. Tout d'abord, le workflow doit être bien structuré. Développer des applications ou des programmes pour tous les éléments ne sert à rien.  

 

Comment garantir que le rythme des développements se calque au mieux sur le marché? 
La croissance a besoin de capital, et dans ce domaine, l'Allemagne comme la Suisse, contrairement à l'Amérique, sont beaucoup trop prudentes, même lorsqu'il est établi que les clients paient le prix d'un produit et que l'entreprise est rentable. La première croissance doit être beaucoup plus rapide que ce n'est le cas chez nous. En outre, les règles et les traditions doivent être remises en question: pourquoi existent-elles, comment sont-elles apparues? Il faut dépasser l'attitude «on fait comme ça!» - ne pas simplement suivre le mouvement, mais le remettre en question.